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  • CABINET VIDAL

Art & médecine

De la fin de la Préhistoire au siècle des Lumières, la représentation du corps évolue au contact d’influences très diverses. Entre continuité et rupture, chaque époque, par sa contribution aux soins corporels et à la préservation de la vie, révèle sa part de perception et d’inventivité.







Certains artistes visuels décident de s’engager spécifiquement dans l’étude du corps humain. Leur engagement répond au besoin du monde médical de transmettre et de partager les connaissances et les savoirs. Une discipline particulière, l’illustration médicale, consiste à mettre en images les concepts de la médecine ou de la chirurgie, dans le but de les faire comprendre et de les communiquer : par exemple, à travers la réalisation d’illustrations d’un atlas anatomique, ou encore d’une animation exposant le principe de la pose d’un implant. Ce métier est un art appliqué qui dispose, en Europe et en Amérique du Nord, d’une formation spécifique dispensée au sein d’établissements mêlant un apprentissage artistique et un apprentissage scientifique tels que des universités mixtes ou bien, comme c’est le cas en France, au sein d’écoles d’art.


L’illustration médicale puise ses origines dans le lien qui existe entre l’anatomie et l’image. L’anatomie décrit la forme et la structure des organismes vivants. L’étude de la morphologie et de son organisation dans l’espace sollicite particulièrement le sens visuel, et l’image est la plus à même de transmettre et de faire comprendre ce type d’informations : face à la complexité des espaces et des systèmes que l’anatomie s’attache à décrire, la simplicité et la clarté d’une image constituent un outil très efficace de compréhension. Le terme « illustration médicale » désigne la manifestation moderne de la mise au point de ce registre particulier d’iconographie scientifique. Pour ces spécialistes, l’enjeu est de maîtriser l’anatomie, mais également les codes de l’image, afin qu’elle communique un message. Cela exige une formation et une pratique singulières, à la confluence des arts visuels et de la médecine.


En Amérique du Nord, l’illustration médicale a le statut de profession à part entière. Sa désignation même est relativement récente. Nous pourrions la situer en 1911 avec la création par Max Brödel du premier département académique d’illustration médicale à la Johns Hopkins School of Medicine, à Baltimore. Ceux qui aujourd’hui s’engagent sur cette voie sont titulaires d’une formation scientifique. L’équivalent d’une licence en sciences est d’ailleurs requis pour accéder aux différents masters en illustration médicale. Les centres universitaires, au nombre de quatre pour les États-Unis et le Canada [1][1]Department of Art as Applied to Medicine, Johns Hopkins School…, forment des scientifiques à devenir des artistes. On leur enseigne les différents médias, les techniques de communication et de création d’images. La formation scientifique y est approfondie ; un fort accent est mis sur l’apprentissage de l’anatomie ou de la biologie cellulaire, par exemple. Ces unités sont rattachées à des facultés de médecine. Le métier est reconnu et encadré par une puissante association, l’AMI (Association of Medical Illustrators).


La pratique de l’illustration médicale en Europe s’inscrit davantage, quant à elle, dans une tradition historique informelle qui voit ponctuellement un artiste collaborer avec un médecin. L’offre de formation y est plus variée et moins clairement identifiée. L’équivalent d’une AMI qui donnerait une accréditation universitaire à l’échelle européenne n’existe pas. En France, Pierre Kuentz a fondé en 1972 à l’École des arts décoratifs de Strasbourg le premier atelier d’illustration médicale. L’enseignement de l’illustration médicale est toujours dispensé dans cet établissement, devenu depuis la Haute École des arts du Rhin (HEAR). L’école Estienne à Paris propose également une formation, là aussi dépendante d’une structure d’enseignement artistique. Il s’agit donc, à l’inverse des États-Unis, de former des artistes à la science, et notamment à l’anatomie. Cette spécificité fait qu’en France la profession et ses applications sont moins connues qu’outre-Atlantique.


Ce qui fait la différence entre les illustrateurs médicaux et les autres artistes visuels, c’est leur maîtrise de l’anatomie. L’acquisition de celle-ci constitue l’enjeu des formations et s’effectue au sein de facultés de médecine. Le niveau requis est similaire à celui exigé des étudiants en médecine, tant cette connaissance du corps humain est fondamentale pour l’illustrateur médical : tout au long de sa carrière, il va décliner l’infinité de représentations et de savoirs qui en découle. L’apprentissage de l’anatomie est un moment de rencontre entre deux cultures, artistique et scientifique. C’est un moment où une langue commune est acquise, qui servira de base aux futurs échanges entre illustrateurs et médecins. C’est également un rite de passage où le médecin identifie l’artiste et lui donne le crédit nécessaire pour traiter des sujets dont il est spécialiste. C’est donc le début d’une relation particulière, celle d’un médecin qui détient un savoir et le confie à un artiste dont la compétence, à la fois artistique et anatomique, doit être reconnue, afin qu’il en communique visuellement et graphiquement l’essence. L’image s’impose de manière particulièrement évidente pour la compréhension de notions complexes, en chirurgie par exemple.


L’apprentissage de l’anatomie en médecine se fonde sur l’observation des structures internes du corps, visibles par le biais de dissections sur le cadavre. Les artistes qui s’engagent sur les voies de l’illustration médicale sont donc confrontés, au même titre que les médecins, à des préparations anatomiques et à des dissections.


L’illustration médicale met en images des notions de médecine dans le but de les communiquer, les promouvoir ou les mettre en valeur sans les dénaturer. Il ne s’agit pas d’une démarche artistique personnelle où l’on cherche à exprimer des idées, des opinions, des émotions, un propos social ou philosophique. Il s’agit avant tout d’un discours scientifique respectueux de la neutralité et de l’objectivité, autant que de l’éthique et de la légalité. Ce point est particulièrement sensible lorsqu’il s’agit de laisser l’illustrateur accéder à des cadavres – autorisation qui ne va jamais de soi et toujours sujette à négociation, appréciation singulière.


En Amérique du Nord, les illustrateurs médicaux suivent le Gross Anatomy avec les étudiants en médecine. Ils pratiquent donc la dissection sur cadavres pour apprendre l’anatomie durant les onze semaines intensives de cette formation. L’examen final est commun également, mais le niveau d’exigence de résultat supérieur à celui attendu des médecins (note de 70 % requise pour réussir l’examen contre 60 % pour les étudiants en médecine). La CAAHEP (Commission on Accreditation of Allied Health Education Program) impose aux formations d’illustration médicale américaines la pratique de la dissection par les étudiants. En France, il n’est habituellement pas permis aux illustrateurs médicaux de disséquer eux-mêmes. Ce n’y est de toute façon pas une pratique systématique pour les étudiants en médecine. Mais c’est un exemple de limite posant une frontière à une formation visiblement considérée comme plus artistique que médicale.


À l’Université de Manchester (Department of Medical Illustration), les étudiants peuvent assister à des autopsies sur cadavres frais dans le cadre de leurs études, sans toutefois être autorisés à intervenir. De la même façon, j’ai pu séjourner une quinzaine de jours dans le département d’autopsie de l’hôpital de Nice et assister aux dissections qui s’y opéraient sur des corps récents et non préparés. J’ai pu y participer en tant qu’illustrateur médical et justifier ainsi de la pratique nécessaire (et utile pour la médecine) de l’anatomie. Or, s’il est facile de se mettre à distance lorsqu’on observe un cadavre préparé, à l’abri d’un bocal, cela l’est beaucoup moins lorsqu’on est face à un corps récemment décédé qui porte encore les habits témoignant de la vie quotidienne qu’il vient de quitter. C’est l’expérience que j’ai faite. Ce jour-là, une dissection particulièrement crue consistait à séparer les tissus mous des os, qui devaient être conservés. Alors que l’on jetait un pied amputé dans un seau à côté de moi, la réaction psychologique a été si intense que mes émotions ont déplacé mon attention hors du contexte scientifique et rendu la situation insupportable. Dans cet acte de désosser un corps que j’observais, la marge entre l’inacceptable et une action rationnelle scientifique – qui n’est à ce moment-là qu’une simple intention – m’a semblé ténue et vertigineuse à la fois. J’emprunterai volontiers à Martial Guédron [2][2]Martial Guédron, « L’enseignement de l’anatomie artistique en… le terme de « dégoût » pour définir le sentiment négatif qui saisit le spectateur d’une dissection.


Cela peut affecter plus particulièrement les artistes, car ils sont moins préparés à une telle confrontation, mais, tout comme pour les médecins, l’attrait de la connaissance permet généralement de dépasser le rejet naturel suscité par la vue des cadavres. Néanmoins, lucidité et respect sont nécessaires. Le type de documentation recueilli est particulièrement sensible s’il est sorti du contexte médical. Dès lors, il est impératif de ne pas diffuser d’images, de conserver l’anonymat des corps. La tentation du sensationnel, obtenu facilement par des représentations choquantes et morbides, est un écueil qu’il est indispensable d’éviter. Les étudiants sont encouragés à ne pas se cantonner à un rôle de techniciens de l’image, et à prolonger leur travail par une réflexion profonde sur le corps, sur les états de vie, de mort, et sur ce que ces notions signifient pour les autres. Aux États-Unis et au Canada, cinq mois après le Gross Anatomy [3][3]Susan E. Weeks, Eugene E. Harris, Warren G. Kinzey, « Human…, une cérémonie est organisée avec les familles des donateurs pour entretenir chez les étudiants ce rapport respectueux avec les corps.


La collecte d’images issues de l’observation sur cadavres est de l’ordre de l’étude, de la prise de notes et de l’apprentissage. Elles sont rarement exploitées et diffusées en tant que telles, si ce n’est pour documenter une phase de pure recherche anatomique. La plupart sont retravaillées afin de leur donner un sens particulier. Il s’agit de hiérarchiser les informations, de mettre en valeur les caractéristiques morphologiques essentielles de ce que l’on souhaite communiquer. Si la photographie permet de saisir la forme d’une structure anatomique, le dessin est un filtre permettant d’être totalement didactique. Une photo expose un aspect de la réalité. Elle n’opère pas de distinction entre tous les systèmes et leurs fonctionnalités superposés, donc très complexes. Or la plupart des notions anatomiques et physiologiques sont abstraites, et donc inobservables en tant que telles sur le corps, ce qui explique le recours à une construction mentale pour les visualiser, matérialisées par des dessins, des schémas et des illustrations. Ces images utilisent des codes et des conventions qui sont propres à l’anatomie descriptive. Quand bien même les illustrations de dissection montrent clairement l’origine cadavérique des planches anatomiques, elles ne reproduisent pas le réel. Ainsi, dans le Grant’s Atlas of Anatomy[4][4]Anne M. R. Agur, Arthur F. Dalley, Grant’s Atlas of Anatomy,…, les préparations anatomiques ont été interprétées par le dessin, et ce, dans un but de communication, même si le registre de représentation joue sur un rendu réaliste des tissus et des volumes. À l’origine cet ouvrage était en noir et blanc, des éditions plus récentes proposent des versions colorisées, répondant aux exigences contemporaines du marché.


Outre la pratique de la dissection, il existe d’autres matériaux d’investigation, comme les préparations anatomiques, volontiers laissées à l’étude des illustrateurs médicaux de l’Hexagone. Il s’agit de pièces cadavériques disséquées, conservées dans des bocaux. Ces pièces montrent des organes, des régions anatomiques parfois étendues, tête entière ou tronc dont les éléments vasculaires, nerveux, musculaires ou osseux sont mis en valeur par des dissections spécifiques ou des coupes. Les solutions de conservation provoquent cependant une altération de la couleur des tissus, uniformément grisâtres. Ce sont néanmoins des outils précieux d’étude pour confronter un enseignement théorique descriptif des structures à une certaine forme de réalité. Dans les travaux dirigés d’anatomie, le dessin d’observation est un outil de compréhension et d’analyse de l’anatomie. Les préparations sont dessinées aussi bien par les étudiants en médecine que par les illustrateurs médicaux. L’enjeu principal est d’identifier les structures, de les hiérarchiser. Les néophytes tendent à dessiner tout ce qu’ils voient. Or de nombreux constituants comme la graisse, les replis de la peau ou de certains muscles sont des artefacts secondaires, alors que d’autres éléments sont très importants et disposés dans une forme qui leur est caractéristique. La connaissance formelle intervient alors pour trier ce réel, uniforme en apparence, de manière à amener une lecture structurée qui véhicule une information synthétique. L’approche par le dessin favorise la mémorisation et une compréhension globale des espaces. De plus, comme la photographie des préparations est interdite dans la plupart des instituts d’anatomie qui les abritent, il permet de garder une trace des préparations.


D’autres registres d’illustration, par exemple l’Atlas d’anatomie Prométhée[5][5]Michael Schünke, Atlas d’anatomie Prométhée, Paris, Maloine,…, montrent, eux, une anatomie détachée de sa source cadavérique, comme une anatomie du vivant, sans aucune trace des dissections nécessaires pour obtenir tel ou tel aspect des organes internes. Nous y voyons au contraire des corps et des organes colorés, aux fibres musculaires souples et gorgées de sang. L’origine réelle de ces observations disparaît complètement dans cette interprétation.


L’étude de l’anatomie se fonde également sur l’observation d’autres sources, comme l’imagerie médicale, ou bien sur le vivant, pendant une intervention chirurgicale. Durant ma pratique, j’ai souvent collaboré avec des chirurgiens sur des protocoles opératoires qui incluent un chapitre anatomique sur la région concernée. Cette « anatomie chirurgicale » s’appuie sur la documentation académique anatomique (d’origine cadavérique), couplée à l’imagerie médicale et à des observations empiriques sur le vivant. Les chirurgiens trouveraient saugrenue l’idée de montrer une anatomie qui n’aurait pas toutes les caractéristiques du vivant. Ce positionnement est lié à l’usage de ces images et au contexte in vivo de leur spécialité.

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D’une manière générale, l’utilisation du corps mort pour l’apprentissage de l’anatomie soulève de nombreuses questions. Pour les illustrateurs médicaux, qui se situent aux frontières de l’art et de la science, cette approche ne va pas de soi. L’accès aux lieux qui donnent à voir des corps disséqués nécessite de la part de l’artiste un engagement pleinement consenti à servir la médecine. L’imagerie médicale, et notamment le recours aux reconstructions en trois dimensions à partir d’un scanner, permet encore un autre accès au corps, mais si la nature des informations recueillies s’en trouve radicalement changée, les questions d’accès, de légitimité et d’éthique (non pas par rapport à un défunt mort, mais par rapport à un patient vivant) restent similaires sur de nombreux points à celles que pose la dissection. Et en aucun cas cette ressource technologique ne pourra se substituer entièrement à l’expérience de la dissection et à l’accès direct au corps.




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